Conférence à l’occasion de la sortie du livre Face au visage XX º – XXI º siècle de Itzhak Goldberg (éditions Citadelles & Mazenod)
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Itzhak Goldberg, Face au visage (extrait)
ll ne s’agit pas de faire ici l’histoire du portrait, de ses origines à nos jours. Ce récit a été maintes fois entrepris, tantôt dans sa globalité, tantôt selon les différentes périodes. Son évolution fut envisagée selon un double point de vue : sociologique (témoignage d’une société et de ses structures) et artistique (dans la mesure où l’imitation et l’imagination interviennent à divers degrés). À la croisée de l’anthropologie et de l’esthétique, le visage se situe toujours au point de mire de la visibilité. Le visage donc, et non pas le portrait, est le sujet de cet ouvrage.
Qui plus est, le visage, et c’est l’hypothèse de départ, n’est pas — pas plus dans l’univers artistique qu’ailleurs — un objet parmi d’autres. Étroitement surveillé et protégé, il est le dernier maillon de la chaîne qui nous relie à la tradition humaniste. Ainsi toute sa transformation visage produit-elle un effet immédiat et ne nous laisse-t-elle jamais indifférent. Même au XXe siècle, où l’art a tendance à saisir l’anonymat plutôt que la spécificité, le passant plus que la personne, où nous prétendons que le sujet n’est qu’un prétexte, la figure humaine échappe à l’emprise de la banalisation. Inévitablement, elle provoque en nous une sensation qu’aucune autre œuvre ne produit : celle d’un dialogue avec notre semblable, aussi réduit soit-il. On sait le malaise, malaise mêlé parfois d’un plaisir ambigu, que peuvent provoquer, par exemple, les œuvres de Francis Bacon.
Cependant, déjà au début du siècle, le visage ne reste pas insensible à la déformation que pratiquent les divers mouvements d’avant-garde. Qu’il s’agisse du cubisme ou du futurisme, fauvisme ou expressionnisme, la face se transforme en un puzzle constitué de facettes. Ainsi, des artistes (Picasso, Matisse, Derain, Dix …) s’attaquent à la structure de la face, sans pour autant la faire disparaître. Ironie de l’histoire, ce sont les gueules cassés de la Grande Guerre, ces témoignages atroces de la boucherie mondiale qui achèveront, on ne peut plus tragiquement, ce travail
Quelques décennies plus tard, traumatisés par l’autre grand massacre qui a marqué notre ère, les créateurs offrent un spectacle effarant, celui de la défiguration. Ce terme, et ceci est déjà inscrit dans son étymologie, décrit un geste qui entretient un rapport particulièrement violent avec la figure humaine. Bacon, Giacometti, Fautrier (ses Otages exécutés entre 1942 et 1944 mais signés en 1945) sont probablement la réaction la plus immédiate et la plus directe aux récentes horreurs, à la violence de l’histoire, à la débâcle.
Toutefois, si le visage se modifie indéniablement, il garde toujours des signes plastiques qui font que cette forme parmi les formes semble surgir presque spontanément de partout. Même au mépris d’un réalisme conventionnel, il conserve le plus souvent les éléments nécessaires à sa lecture. De plus, il est considéré comme le lieu où se concentre toute l’intériorité de l’être que l’artiste doit être capable de scruter et de reproduire fidèlement.
Cette rencontre intime entre l’homme et son double trouve son emblème avec l’autoportrait. Toutefois, de nos jours, l’espoir secret d’une adéquation entre soi et son image a définitivement sombré. Encore plus que le portrait, l’autoportrait devient le terrain où le « je » devient jeu, où l’identité présumée devient une auto-fiction. (Cindy Sherman se grime et se déguise en d’innombrables personnages et William Wegmann se fait représenter par son alter ego, le chien). Tout laisse à penser que ces expressions qui trahissent le doute sont comme des indices du scepticisme quant au caractère fidèle, définitif, inaltérable de la représentation de soi.
Surtout, la dissolution du visage comme la disparition du portrait sont le symptôme d’une crise historique et sociale menaçant la possibilité d’existence d’un sujet. Ainsi, d’autres visages choisissent le chemin de l’effacement. Ceux d’Henri Michaux, petites taches, formes molles qui s’étirent, sont condamnés à une dissolution progressive. Ceux de Boltanski usés, délavés, semblent s’effacer lentement, garder de moins en moins leur caractère d’évidence. Portraits sans visage, visages sans traits, ces têtes, ces faces s’approchent les unes des autres dans un lent mouvement de disparition.
Paradoxalement, aux visages en voie de disparition s’opposent d’autres visages qui affichent le trop-plein de la ressemblance. Avec le Pop Art (Warhol) et l’hyperréalisme (Chuck Close), inspirés par les médias et la publicité, ces faces à l’aspect lisse et brillant d’une pellicule-épiderme, entourées d’objets de consommation, ne sont plus que « choses » parmi d’autres. Visages anonymes, banalisés et interchangeables ou, au contraire, visages reconnus universellement (Kennedy, Marilyn). Les séries de Warhol, composées de photographies, forment des « blocs » d’images illustrant de façon spectaculaire cette nouvelle vision. Flottantes, ces faces semblent ne pas être ancrées dans l’espace, mais plutôt ajoutées sur la surface picturale, sans réalité tangible.
Plus récemment, avec ce qu’on nomme le post-humain ou le post-organique, on est en présence de visages à mi-chemin entre le visionnaire et le monstrueux. Depuis quelques années, les artefacts réalisés par la nouvelle génération élaborent des dispositifs qui nous conduisent à interroger notre apparence, à douter de sa réalité. Les prothèses, les prolongements corporels, les membres « cyber » nous parlent d’un visage contrarié, apportant un écho aux thèses du virtuel et au clonage. Plus que tout autre artiste, c’est Orlan qui reste associée à ce type d’activités dont le projet est la transformation de son visage en y greffant des implants. D’autres créateurs (Mathew Barney) agressent le visage, en produisent des visions catastrophiques, en déplacent des organes. Ainsi, innombrables sont les exemples de visages qui s’éloignent de leurs formes et de leurs limites traditionnelles et qui se placent dans un univers virtuel. Cette nouvelle donne, encore rêve et déjà réalité, est parfois cauchemardesque ou anxieuse.
Malgré ou peut-être à cause de ce qu’il subit, le visage ne reste jamais indifférent à l’histoire. La figure humaine, tenace, obstinée, même si parfois elle « perd sa face », alors en dernière instance, tel un Phénix, elle renaît toujours de ses cendres. Quelques-uns de ces visages qui résistent vont clore le livre, une façon de faire face. (Ernest Pignon-Ernest, Zoran Music, Nous ne sommes pas les derniers).